Les artisans du Louvre Abou Dhabi
LE MONDE | 09.01.10 | 14h15
Le musée que le Louvre doit livrer à l'émirat d'Abou Dhabi, un des plus attendus au monde, se fabrique dans deux appartements d'un immeuble bourgeois, au coeur de Paris : 900 m2 près du marché Montorgueil où vingt-huit personnes travaillent depuis deux ans. Mobilier épuré, art actuel au mur. Le personnel est jeune, dans le ton.
L'agence s'appelle France-Muséums et elle a pour seule mission de mener à bien l'installation des 24 000 m2 de ce musée, logé sur l'île de Saadiyat et qui donnera l'impression de flotter sur l'eau. Elle est de statut français - une société par actions simplifiée, créée en 2007. Ses salariés sont français. Le président du conseil scientifique, Henri Loyrette, le patron du Louvre, est entouré de huit responsables de musées et institutions français. L'architecte est Jean Nouvel. Mais Abou Dhabi paie tout : le nom du Louvre, le musée, les oeuvres qui y seront exposées, les salaires et locaux de France-Muséums. Généreux émirat ! 974 millions d'euros sur trente ans, dont 164 millions, sur vingt ans, pour faire tourner France-Muséums.
Dans un monde de l'art toujours plus mondialisé, on n'a jamais vu un pays acheter à ce point l'image et le savoir-faire d'un autre. "Les émirats sont venus nous chercher pour créer un musée original pour le XXIe siècle. Nous travaillons dans un climat de grande confiance", dit Bruno Maquart, le directeur de France-Muséums.
Cette agence a quatre missions. Faire en sorte que le musée, dont le chantier démarre en ce début 2010, ouvre fin 2013. Imaginer un projet muséal novateur et cohérent. Acheter des oeuvres de qualité. Attirer le public. Un tiers du personnel est détaché pour trois ans renouvelables de musées français. Dont Laurence des Cars, qui vient d'Orsay et pilote le contenu. D'autres viennent de Guimet, du Louvre, du Quai Branly, du Centre Pompidou... Ils sont bien mieux payés qu'en France - "correctement", disent-ils - mais sans avouer combien. Pourquoi ce bonus ? "C'est quand même un risque pour sa carrière. Le projet a fait parler de lui, il n'est pas classique."
Ce projet est en effet contesté. La France braderait ses collections, ses cerveaux parce qu'elle n'a plus les moyens de financer ses musées. Mme des Cars a-t-elle l'impression de trahir ? "Je ne vois pas les choses ainsi. Il y avait des suspicions, mais on a rassuré car ce sera un musée ambitieux. Je travaille pour mon pays, car France-Muséums est le fruit d'un accord entre deux Etats. Et notre action est centrale en termes de formation." Une des missions est de former des personnels émiratis. Elle ajoute que, lorsque des musées américains ont acheté des artistes français, "on les avait traités de cow-boys". M. Maquart précise qu'il "travaille au service non d'un pays mais d'une idée. Et tant mieux si ça rapporte de l'argent à la France ! Il y a des avis contraires ? Tant mieux. Soyons jugés sur le résultat !"
Un conflit vient des achats d'oeuvres. France-Muséums dispose d'une cagnotte de 40 millions par an - donnés par l'émirat en plus des 974 millions. Quarante oeuvres ont été achetées en un peu moins d'un an. La première, pour 21,5 millions, est un tableau de Piet Mondrian, de 1922, qui figurait, en février 2009, dans la vente du couturier Yves Saint Laurent. Ont suivi des oeuvres de Cézanne, Bellini, Manet, Murillo, Ingres, un Christ sculpté en bois de tilleul de 1515. Ou un tabouret curule (vers 1920) de Pierre Legrain. De bons achats ? Trop tôt pour juger, d'autant que les montants sont rarement divulgués. "On s'en est pas mal tirés, soutient Mme des Cars, qui voyage beaucoup, à New York, à Londres ou en Suisse. Notre budget est à l'échelle du projet, car on part de zéro ! On n'achète pas à n'importe quel prix."
Ces acquisitions doivent être validées par une commission d'acquisition (quatre Emiratis, huit Français, dont Henri Loyrette) présidée par le cheikh Sultan Bin Tahnoon Al-Nahyan, patron de la Tourism Development & Investment Company (TDIC), organisme gouvernemental d'Abou Dhabi. Ce dernier détient un droit de veto. L'a-t-il exercé ? "Ce que mon équipe a proposé a été acheté", répond Mme des Cars. Elle assure que la commission permet d'"éviter tout conflit d'intérêt avec les musées français". Est-ce si sûr ? Abou Dhabi a exposé dix-neuf oeuvres dans un hôtel, en mai 2009. Mais on ne sait rien de la vingtaine d'autres achetées depuis.
Des conservateurs pointent un conflit d'intérêts possible. "Que des Français travaillent pour un musée étranger, c'est très bien. Mais alors qu'ils coupent vraiment les ponts. Là, ils ont un pied dans chaque pays. Il y a brouillage", dénonce Didier Rykner, animateur du site Latribunedelart.com. Abou Dhabi pourrait-il obtenir une oeuvre qui aurait pu finir dans un musée en France ? Non, dit-on à France-Muséums, car la France cherche juste à combler des manques, alors qu'Abou Dhabi part de rien. "Ce que l'on propose ne gêne pas les collections françaises."
Il y en a au moins un qui est furieux. Daniel Alcouffe dirigeait jusqu'en 2004 le département des objets d'art du Louvre. Il avait essayé d'acheter une fibule (agrafe) en forme d'aigle, du Ve siècle, chef-d'oeuvre de l'art mérovingien. France-Muséums l'a achetée pour Abou Dhabi. "C'est de la haute trahison, cet objet aurait dû entrer au Louvre", s'indigne-t-il. C'est aussi la France qui proposera le nom du directeur du musée. Un million et demi de visiteurs sont attendus chaque année, ce qui est beaucoup, comparé aux 5 millions d'habitants de la fédération des Emirats arabes unis. "Il y a une vraie curiosité", assure M. Maquart, qui s'appuie sur une étude sur les publics potentiels. Des scénarios sont ébauchés pour que le musée soit ouvert le soir et une partie de la nuit, à la fraîche. Pas sûr que l'entrée soit payante.
Michel Guerrin
Article paru dans l'édition du 10.01.10