Buren l’abnégatif
La disparition du contenu pour l’exaltation du contenant
Par Pierre Souchaud
Daniel Buren est un cas d’école, emblématique d’un système spécifiquement français et unique au monde. C’est cette particularité qui m’a autorisé cette démarche - aussi très particulière - d’écrire à Mr le Président de la République au sujet de la réfection des colonnes du Palais Royal.
La lettre était ouverte et transmise à des milliers d’artistes et acteurs de l’art qui l’ont signée, faite circuler par mail, et ré acheminée par voie postale au Palais de l’Elysée. Plusieurs milliers de lettres qui ont , je l’espère, dû attirer l’attention des services compétents de l’Elysée sur un sujet qui dépasse la personne Daniel Buren, et concerne la situation globale des mécanismes de reconnaissance de l’art en France et de son marché.
Les avis exprimés ont en grande majorité, applaudi ma démarche. Une minorité a dit sa réprobation.
Le texte qui suit propose mon analyse du phénomène Buren.
La question liminaire est : comment et pourquoi, une telle notoriété artistique a-t-elle pu s’établir sans aucun succès public, sans aucune demande ou adhésion de la société civile ?
Comment a-t-elle pu se propager hors de toute nécessité d’ordre social ou collectif, de tout marché véritable, de toute libre implication des gens ? Comment une proposition plastique se revendiquant plate, inodore et sans saveur, répétitive et a-esthétique a pu s’imposer comme emblème de la créativité hexagonale ?
Pour comprendre le mécanisme d’une telle aberration, il faut revenir à son point de départ et se rappeler, qu’en effet, le propos initial de Buren et des comparses du groupe B.M.P.T. (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) était l’effacement ou la neutralisation de l’artiste et de son oeuvre par l’absence volontaire d’expression sensible ou spirituelle, de mise en forme plastique ou poétique. Démarche donc totalement anartistique, table rase, négative ou plus exactement abnégative.
La posture de principe ainsi énoncée, l’artiste pouvait dire : « Ne regardez pas mon « outil visuel » qui n’a aucun contenu, qui n’existe pas , qui n’obéit à aucun critère esthétique, mais regardez plutôt autour de lui. Regardez son encadrement. Admirez son contenant . Voyez comme l’architecture alentour est somptueuse. Voyez comme les dispositifs qui l’exposent sont puissants et majestueux. Voyez comme ses commentateurs ont le verbe élégant. Voyez l’abondance du discours que sa béance ontologique génère pour la combler.
Voyez comme mes sponsors sont de qualité »…C’était cela en effet le principe premier de l’ »outilleur visuel » : la viduité du contenu pour l’exaltation du contenant.
Principe immédiatement opératoire, car, avec des propos aussi flatteurs, le contenant ne se sentit plus de joie en entra en frénésie incontrôlable. Les systèmes de reconnaissance de l’art, ainsi fournis en Rien à reconnaître, débarrassés de toutes valeurs tant éthiques qu’esthétiques, purent enfin se consacrer exclusivement à leur propre valorisation. Les subalternes exultèrent à tous les niveaux des appareils administrants devant ce providentiel P.P.C.D. (plus petit dénominateur commun) aux vertus fédératrices exceptionnelles.
Les sophistes du discours sans objet purent sans contrainte nous inonder de leur logorrhée. La mécanique médiatique s’emballa sur elle-même. Les bulles spéculatives de toutes sortes se virent décupler de volume. Immense effet d’aubaine pour les instruments de pouvoir, de communication de profit financier, qui purent enfin se mettre à fonctionner pour leur propre et
exclusive célébration. Une sorte d’ivresse autocongratulative s’en empara, tourbillonnant sur sa dépression centrale, exponentiellement croissante, comme un énorme effet Larsen L’effet Larsen, c’ est ce bruit épouvantable produit par le dysfonctionnement des systèmes électro-acoustiques lorsqu’ils se mettent en résonance avec eux-mêmes et amplifient à l’infini leurs propres borborygmes...Et bien l’effet Buren, c’est très exactement le même
phénomène se produisant au sein des appareils administrativo-médiatico-culturels.
Echappant à tout contrôle ou procédé de régulation extérieurs à eux, ceux-ci n’obéissent plus dès lors qu’à leur seule et implacable logique interne ou structurelle, ne pensent plus qu’à leur propre mise en valeur, dans un “in situ” bouclé sur lui-même et d’une terrifiante efficacité médiatique vers l’extérieur.
Le « Roi Ubu est nu » , mais personne n’ose prendre le risque d’oser le voir et d’oser le dire, car l’effet Larsen déclenché par les sillages de notre « outilleur visuel » obture tout le champ de vision , occupe et stérilise tout l’espace, annihile toute réflexion. Prosternons-nous courtisans éblouis! Taisons-nous populace éreintée ! Dégageons palotins incultes, provinciaux crotteux, artistes ringards ! Aplatissons- nous devant cette démonstration de la puissance persuasive des appareils centraux de contention et de décervelage collectif.
Voilà comment ça marche, c’est tout simple, c’est tout bête, c’est mécanique, ça n’est même pas décoratif, c’est d’une nullité affligeante, sans âme, sans poésie, sans amour …Stratégie expansive et dérisoire de mise en fonction pour rien des dispositifs et de l’argent publics
Et cela fait quarante ans que cette enflure dure et perdure….Je m’en souviens bien, car j’y étais : Ils étaient plutôt sympathiques les quatre lascars BMPT à la Biennale de Paris en 1967, accoudés la plupart du temps au bar du Musée d’Art Moderne, rue du Président Wilson. Plutôt amusante cette façon canular post -duchampien de titiller l’institution ou de subvertir les systèmes de légitimation de l’art…Mais voilà : ceux-ci ne demandaient pas mieux, ils n’adorent que ça, cette nouvelle forme de pompiérisme, et c’est pour cela qu’ils en redemandent encore et encore.
Une remarque pour en finir avec ça : comment, quand on met en question la restauration de ses colonnes du Palais Royal, Daniel Buren peut-il hurler à l’attaque personnelle, alors que son concept fondateur est justement de se nier en tant que personne et artiste. Peut-on vraiment attaquer une absence revendiquée comme telle? Et c’est bien là que l’implacable logique burénienne s’achoppe à elle-même et tombe dans le piège qu’elle a tendu.
Ainsi, ce qui reste en question, est bien ce qui se passe autour de ce rien abnégatif...