L'élite française n'aime plus le théâtre - LE MONDE | 15.03.08 | 11h56
Depuis plusieurs mois, le milieu du spectacle vivant est très mobilisé. Proteste-t-il uniquement contre les baisses de crédits dans la culture, ou le malaise est-il plus général ?
Je crois que nous sommes pris dans un immense paradoxe. De la double place que j'occupe, de directeur du TNB (Théâtre national de Bretagne à Rennes) et de président du Syndeac (le principal syndicat du secteur), j'observe un développement constant, un foisonnement, un appétit de théâtre et de danse de la part du public. Et, parallèlement, j'entends de la part des décideurs un discours contraire qui tendrait à dire que la décentralisation et la démocratisation culturelles n'ont pas marché. Et, bien sûr, ce discours permet de justifier la baisse des crédits. Je pense qu'il y a avant tout un énorme problème d'analyse.
C'est-à-dire ?
Les outils statistiques dans ce secteur sont encore balbutiants, souvent partiels. Au Syndeac, nous avons demandé à Jean-Paul Guillot, l'auteur du fameux rapport sur les intermittents, de se lancer dans une nouvelle étude sur la fréquentation et l'utilisation des crédits. Je suis persuadé que ce rapport démontrera que la fréquentation est bonne, qu'il y a un véritable élan créateur en France. Et que le problème est essentiellement financier.
Le ministère de la culture affirme qu'il n'y a pas eu de baisse de crédits dans le spectacle vivant...
Les fameux 40 % de hausse sur les dix dernières années, brandis par la ministre, ont servi à toute autre chose qu'à aider les compagnies et les lieux existants : principalement à l'aménagement du territoire, qui certes était indispensable. Mais la plupart des institutions et des compagnies n'ont jamais été augmentées, et les crédits n'ont même pas été réindexés sur l'inflation. Pour 2008, la plupart des grosses structures ont été remises au niveau de 2007, mais toujours sans tenir compte de l'inflation. Quant aux compagnies, en Ile-de-France, elles perdent entre 4 % et 6 %, sans compter, là encore, l'inflation et la perte d'aides annexes à l'action culturelle, etc. Cela ne touche pas que des petites structures à la limite du professionnalisme, mais aussi des institutions comme l'Orchestre de Paris, qui perd 38 0000 euros, ou des artistes comme Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Claude Régy, Jean-Pierre Vincent... Et cela va percuter fortement leurs capacités artistiques.
L'argent dans le spectacle vivant doit-il venir uniquement de l'Etat ?
Non. Nous souhaitons que les collectivités locales montent en puissance, mais sans désengagement de l'Etat, et qu'il y ait une répartition des compétences. C'est notamment pour en discuter que nous avons demandé ces entretiens de Valois, qui se tiennent au ministère de la culture depuis le 11 février, entre les professionnels, les représentants de l'Etat et des collectivités.
Les collectivités locales ne sont-elles pas elles aussi à leur capacité maximum d'engagement dans la culture ?
Vous voyez, on nous ramène toujours à cela : l'Etat n'a plus d'argent et les collectivités non plus. Je trouve cela assez étrange, car parallèlement on voit circuler des masses financières énormes. Un exemple : sous la présidence de Jacques Chirac, on nous disait déjà qu'il n'y avait plus d'argent, et qu'il fallait se faire une raison. Pendant ce temps-là, les restaurateurs négociaient la baisse de la TVA. Coût : 3 milliards d'euros. C'est-à-dire la totalité du budget de la culture. Au même moment, Berlin et Bruxelles ont refusé ce cadeau, le trouvant beaucoup trop cher. Mais Jacques Chirac a quand même accordé des dégrèvements de charge se montant à 1,5 milliard d'euros...
Pour vous, c'est donc une pure question de choix politique ?
Oui. Si le budget de la culture était vraiment important, et si on faisait vraiment faire une cure d'austérité à tout le monde, on pourrait légitimement dire que la culture aussi doit faire un effort. Mais ce n'est pas le cas.
Le budget du ministère de la culture doit-il être en hausse continue ?
Oui, mais là encore il y a une énorme contradiction. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut poursuivre la démocratisation culturelle. Or celle-ci ne peut pas se faire sans moyens. Jack Lang avait, avec Catherine Tasca, mis en place un plan d'éducation artistique cohérent et doté des moyens nécessaires. Ses successeurs l'ont supprimé, puis remis en vigueur, mais sans moyens... et bien sûr ça ne marche pas. Donc j'accuse de démocratisation culturelle virtuelle ceux qui ne veulent pas parler d'argent.
Au TNB, vous avez des études sur la fréquentation et la composition du public ?
Oui : le taux de fréquentation est de plus de 80 %. Ces bons chiffres se rencontrent sur toute la région Bretagne, où les prochaines études vont montrer qu'en quinze ans le public a été multiplié par trois ou quatre. Notre public est composé à 10 % d'ouvriers et d'employés. Ce qui reste modeste. Mais j'aimerais tordre le cou à une idée reçue, qui voudrait que les ouvriers ne s'intéressent pas au théâtre, qu'ils préfèrent casser leur tirelire pour aller voir Johnny Hallyday ou une autre vedette. Ce n'est pas ce que l'on constate sur le terrain : pour ce public, qui se dit très intéressé par le théâtre et la danse, le problème est essentiellement financier.
Pourtant, la place dans un théâtre public est beaucoup moins chère que celle d'un concert de variété. Alors pourquoi cette perception ? Le théâtre n'a-t-il pas aussi une image intimidante ?
Le concert d'une vedette, c'est un phénomène très particulier, une sortie que l'on va faire une fois dans l'année. A Rennes, quand on baisse le prix des places à 4 euros, voire qu'on offre des places gratuites, tout un public vient qui ne venait pas avant.
Et le retour qu'il donne sur les spectacles est très positif, et très pertinent. Alors que nous ne cessons d'entendre dans certains milieux parisiens, et notamment à la DMDTS (direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles au ministère de la culture>, que le théâtre a mauvaise image, mauvaise cote, que les jeunes ne s'y intéressent plus, etc. J'ai plutôt l'impression que ce sont eux qui n'aiment plus le théâtre.
Propos recueillis par Fabienne Darge
Article paru dans l'édition du 16.03.08.